Gérer ensemble les ressources du vivant. Aspects économiques et éthiques
Table ronde, suite d'une 1ère table-ronde intervenue le 19 février.
avec 3 intervenants, successivement :
v Bernard Chevassus-au-Louis (Président de Humanité et Biodiversité, ancien président du Muséum National d'histoire naturelle et ancien directeur général de l'INRA.
v Valéry Morard (ingénieur agronome, expert environnement).
v Christian de Perthuis (Professeur d'économie à l'Université Paris-Dauphine - Chaire Économie du Climat).
Les trois intervenants ont pris successivement la parole dans l'ordre ci-dessus, le 1er sur l'évolution de la notion de biodiversité, le second sur la vision donnée par l'Encyclique du Pape François : Laudate Si' et le 3ème sur la nécessité de donner un coût au carbone dans le débat sur la lutte contre le changement climatique. Le texte ci-après a pour objectif de proposer une vision synthétique de leur principaux messages, intégrant les questionnements que leurs interventions ont soulevés.
La présentation de B. Chevassus-au-Louis a été organisée en trois parties : I. L'humanisme classique, II. L'émergence des valeurs de la nature et III. Vers un humanisme élargi. La première partie remonte aux Grecs (Aristote et l'âme – au sens de principe d’animation - de tout vivant avec une première classification des êtres, selon leur type d’âme, de l’âme « végétative » des plantes à celle, « intellective », de l’homme. Cette « échelle des êtres » est très présente pendant le Moyen-Âge, avec Dieu au sommet. Ensuite, on franchit un grand millénaire pour considérer René Descartes (1596-1650), qui introduit une distinction radicale entre les humains et les autres êtres vivants, avec la notion des « animaux machines ». Les premiers peuvent souffrir car leur âme est appelée au salut, alors que la souffrance des animaux, qui n’aurait aucun sens métaphysique, est niée. L’humanisme concentre donc la notion de valeur sur les individus humains, être de raison et de liberté. À l’inverse, la nature n’est pas porteuse de valeurs et est même perçue négativement : Georges Louis Leclerc de Buffon (1707-1788) décrit de manière très péjorative les forêts naturelles et appelle l’homme à y intervenir pour les mettre en valeur. Le modèle du « jardin à la Française » traduit cette conception de ce que doit être la nature.
C’est au XVIIIe siècle que l’on assiste à une évolution des approches, avec la reconnaissance de valeurs positives à la nature. C’est le cas de philosophes comme Jean-Jacques Rousseau, qui reconnaîtront à la nature son rôle et son importance ou d’artistes qui s'appuieront, par exemple, sur la peinture, à l'image des peintres de Barbizon, afin de montrer la diversité de la nature, et réclameront des mesures de protection de sites remarquables. C’est enfin l’évolution de la science, avec l’introduction par Charles Darwin (1809-1882) de la théorie de l'évolution, qui instaure un continuum entre toutes les espèces. L'homme devient une espèce parmi d'autres. De cette époque date aussi la naissance de l'écologie, la reconnaissance de l'immensité du vivant et la notion de stabilité de la nature préservée des interventions humaines, mais aussi les études du comportement animal, qui contribuent également à un rapprochement des humains avec les animaux, avec l'exemple des chimpanzés et de leur compréhension du langage des signes. À ces indicateurs s'ajoutent ceux relevant du social : limites de la notion d'individus, rôle clé des associations et reconnaissance du réseau du vivant. Se pose alors la question de comment faire évoluer l'humanisme.
Ce point fera l'objet de la 3ème partie avec la notion d'un humanisme élargi. Il est tout d’abord rappelé que l’humanisme concernait au départ essentiellement des mâles adultes de race blanche et qu’il n’a reconnu que progressivement des droits égaux aux femmes, aux enfants, aux esclaves pour englober finalement l’ensemble de l’humanité. Une conception intégrant l’ensemble des êtres vivants dans une communauté d’histoire et de destin apparaît avec John Stuart Mill (1806-1873), partisan de la théorie éthique qu'est l'utilitarisme, féministe précurseur et qui s'interroge sur l'intégration des animaux dans la notion de bien-être collectif, mais se développe surtout au XXe siècle, avec notamment Claude Lévi-Strauss (1908-2009) qui, par la voie de l'anthropologie structurale, milite pour un humanisme ordonné qui prend en compte l'ensemble des êtres vivants.
Pour conclure, en passant du cogito ergo sum (Je pense donc je suis) au cogiro eco sum (je pense donc je suis écologue), B. Chevassus-au-Louis invite à repenser nos liens humains et avance l’hypothèse proposée par André Georges Haudricourt, selon laquelle les civilisations fondées surtout sur la domestication de végétaux, en particulier en Asie, pourraient avoir avec le vivant des rapports plus égalitaires que celles fondées sur la domestication et l’élevage d’animaux.
Avec l'Encyclique du Pape François, abordé par Valéry Morard et qui prend sa place aux côtés de deux autres évènements majeurs de 2015 (Sommet Développement durable des Nations Unies et COP 21), l'objectif est bien de gérer ensemble, de façon solidaire, les ressources du vivant, en évitant, pour l'être humain, une position de domination, ce qui permet de donner toute sa place à la figure d'un Père créateur. Sont ainsi abordés un large éventail d'enjeux environnementaux : le climat, la culture du déchet, l'accès à l'eau potable, la perte de biodiversité (y compris la valeur intrinsèque des espèces), les pollutions atmosphériques, etc. L'écologie humaine, prise dans son ensemble, englobe bien une écologie naturelle prenant en compte la diversité de la nature (espèces, écosystèmes, paysages...) et une écologie humaine qui s'appuie sur la solidarité collective, l'appréciation de l'humain dans sa diversité culturelle et en plaçant en première ligne les plus pauvres, c'est-à-dire l'inégalité planétaire. Cette perception revient aussi à souligner la racine humaine de la crise écologique, qui finit par placer le paradigme technique au-dessus de la réalité. Parmi les façons d'apprécier la situation actuelle, on peut considérer la perte de biodiversité, prêter attention à la nature et l'aimer, évoquer la crise écologique dans son ensemble c'est-à-dire en incluant l'écologie sociale, mais en rejetant à la fois anthropocentrisme et biocentrisme, parler de la sauvegarde de la maison commune et d'un développement durable et intégral, en soulignant notamment que la destruction de la culture est plus grave que celle d'une espèce. Au final, la perte de la relation avec la nature se traduit par la perte d'une part de son humanité.
L'Encyclique se poursuit en abordant diverses lignes d'action et d'orientation. Sur un arrière plan basé sur un dialogue et une concertation démocratique, on peut d'abord se pencher sur la nécessité d'aborder l'écologie globale à diverses échelles allant de l'international, au national et au local et également avec un grand souci de passer de la réflexion, à la discussion et à l'action. Pour ne prendre qu'un exemple, le sommet Planète Terre de Rio en 1992, bien que novateur et prophétique dans les accords signés, n'a été que peu mis en œuvre. Il faut espérer qu'il n'en sera pas de même avec la COP 21. Autre critère, éviter que la politique ne se soumettre à l'efficacité économique, mais qu'elle considère le bien commun et le service de la vie humaine. Il faut éviter une vision magique du marché ou de la consommation, comme solution de tous les problèmes, en évitant de considérer les rythmes de la nature, la complexité des écosystèmes et la valeur réelle de la biodiversité. On peut aussi évoquer la politique et le souci qu'elle doit avoir du bien commun à long terme, ce qui doit aussi se traduire dans l'éducation et la logique que doit poursuivre sa transmission progressive.
Au final, on peut considérer qu'il n'y a pas une voie ou un processus, mais une vision intégrée de l'écologie, un partenariat entre les différentes composantes du vivant et un grand souci de remédier à l'inégalité humaine au niveau global et en lien avec la diversité des contextes de notre maison commune. Dans cette perspective, outre la prise en compte du Dieu créateur, la solidarité de l'espèce humaine dans ses différentes composantes et au sein du vivant, est une perspective essentielle.
L'intervention de Christian du Perthuis est l'occasion de souligner que la réconciliation de l'économie et de l'écologie est un enjeu majeur pour remédier à la crise actuelle et que cela exige des économistes qu’ils dépassent leur vision traditionnelle considérant le capital naturel comme un ensemble de stock de ressources. Dans cette vision, le risque majeur est qu’on vienne à manquer de pétrole, de charbon et de gaz. Cette vision rejoint celle d’une longue lignée d’économistes qui, de Malthus au Club de Rome, ont considéré l’environnement comme un stock de ressources rares sur lequel viendrait buter la croissance.
Changeons de perspectives. Cessons de considérer l’environnement comme un stock, mais comme un ensemble de fonctions régulatrices (climat, biodiversité, cycle de l’eau…) nécessaires à la reproduction des ressources. En adoptant ce point de vue, la distinction classique entre ressources épuisables et renouvelables s’estompe. Le problème n’est plus de savoir à quel rythme nous allons épuiser un stock, mais de s’assurer que nos comportements en termes de production et de consommation sont compatibles avec les fonctions régulatrices naturelles. Sous l’angle énergétique, ce n’est plus la crainte du peak oil qui doit retenir notre attention, mais bien plus le trop plein de carbone présent sous nos pieds qui risque de repartir dans l’atmosphère à la suite de son utilisation énergétique. La rareté qui doit nous préoccuper au premier chef devient celle de l’atmosphère qui joue un rôle majeur dans la régulation du climat.
Construire la transition énergétique à partir de cette vision n’est plus possible dans le cadre des marchés énergétiques classiques. Ces marchés ne tarifient pas la rareté de l’atmosphère dont l’usage est gratuit pour tous les agents qui l’utilisent comme un immense réservoir pour rejeter leurs gaz à effet de serre. Si nos sociétés prenaient au sérieux les avertissements de la communauté scientifique, elles s’organiseraient rapidement pour mettre fin à cette gratuité. Au plan économique, la façon la plus efficace de le faire est d’introduire un prix du carbone qui indique aux agents le coût et les risques que représente pour la société l’ensemble de ces rejets atmosphériques. Cette tarification peut s’effectuer par la voie fiscale ou celle des marchés de droit mais requiert, dans toutes les configurations, une crédibilité forte de l’autorité politique.
Cependant, le climat n’est que l’une des composantes de ces fonctions régulatrices naturelles qui permettent la reproduction des ressources. Nos modes de développement risquent également d’altérer d’autres fonctions essentielles comme le cycle de l’eau ou la biodiversité, dont l’usage n’est pas tarifé par le prix du carbone. Les forêts sont par exemple une source majeure de biodiversité. Si on prend comme seule balise environnementale de la transition énergétique le prix du CO2, on risque d’accroître la pression sur les massifs les plus riches en biodiversité, qu’il deviendra intéressant de reconvertir pour des usages énergétiques. Pour protéger et investir dans la diversité du vivant, il faut donc élargir la tarification environnementale pour intégrer la totalité du coût de nos atteintes à l’environnement. L’objectif n’est pas de tenter de donner une valeur, intrinsèque ou extrinsèque, à la nature, mais de mesurer les coûts de sa destruction. Ceci permet de passer d’une conception classique de la production utilisant du capital physique (accumulé et fabriqué par l’Homme) et du capital humain (ensemble des connaissances accumulées et produites par l’Homme) à une conception intégrant comme troisième facteur de production le capital naturel, ou « capital vert ». La transition énergétique s’intègre dès lors dans l’enveloppe plus large qu’est la transition écologique.